Vie et Mœurs
des abeilles

publié en français
par Payot, Paris, 1951.
épuisé.
par le Docteur Maurice MATHIS
de l’Institut Pasteur de Tunis

 

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE V

Physiologie de la Ruche

Discutons de la Reine-Abeille

La reine-abeille est la seule femelle, normalement féconde, dans une colonie d’abeilles. Elle est toujours unique dans une colonie [Cela ne s’avère pas actuellement correct dans tous les cas, de nombreuses observations montrent la présence de deux et même de trois reines pondeuses dans certaines colonies (Note de JMVD)], et toute colonie qui perd sa reine se désorganise très rapidement, si elle ne peut en élever une autre. C’est Réaumur, vers 1740, qui a établi le premier et d’une manière définitive, qu’il n’existait qu’une reine par ruche; il a créé à cette époque la technique très ingénieuse du « bain froid », technique utilisée par François Huber 50 ans plus tard, mais abandonnée depuis, parce que malaisée.

Si l’on prend un à un les cadres d’une ruche et qu’on les secoue sur une planche, les abeilles tombent ou s’envolent, mais ne tardent pas à se regrouper autour de la reine. Si, à ce moment, on fait pénétrer celle-ci sous une petite caisse, ou un panier d’osier tressé, toutes les abeilles s’y précipitent immédiatement « en battant le rappel ». C’est la technique de la mise en essaim, nous y reviendrons plus loin.

Tout essaim naturel qui sort d’une ruche, au printemps, et auquel on retire sa reine, retourne immédiatement à sa ruche natale. La reine est donc le pivot de toute colonie d’abeilles.

Qu’elle soit vierge ou fécondée, la reine, munie d’un aiguillon, ne s’en sert jamais contre l’homme qui la prend entre ses doigts. Elle peut néanmoins piquer dans certaines circonstances, et nous avons reçu, pour notre part, une piqûre de reine féconde. Cette piqûre fut très douloureuse, probablement à cause de la plus grande quantité de venin injectée. La reine-abeille ne pique jamais une ouvrière, mais elle peut le faire et nous en avons été témoin en plusieurs occasions; l’abeille piquée tombe immédiatement comme foudroyée.

Les reines-abeilles ont une aversion extraordinaire les unes pour les autres; mises en présence, le combat ne cesse qu’à la mort d’un des deux adversaires. Cette aversion se manifeste même pour les cellules royales et plus particulièrement pour celles qui contiennent une nymphe prête à se métamorphoser. Il y a tout de même une époque de l’année où cet instinct se modifie: celle de la reproduction ou de l’essaimage. Mais il semble que, même dans ce cas, ce soient les abeilles ouvrières qui défendent les cellules royales.

Si l’on enlève une reine à sa ruche, et qu’on la rende quelques heures plus tard, elle semble être reconnue par ses filles et acceptée sans la moindre difficulté. Les abeilles semblent bien la « reconnaître » au sens exact du mot, car si on leur présente une autre reine, elles ne lui font pas le même accueil et le plus souvent la tuent.

Par contre, après 30 heures d’orphelinage. les abeilles semblent avoir oublié leur reine. Elles acceptent alors n’importe quelle reine étrangère; néanmoins cette introduction devra être précédée d’un léger enfumage pour mettre les abeilles en « bruissement ».

Dans une ruche, la reine posée sur un rayon aux abords du nid à couvain est toujours entourée d’un certain nombre d’abeilles qui font cercle autour d’elle, toutes les têtes orientées dans sa direction. Ce cercle est assez comparable à « une cour d’honneur ». Lorsque la reine se déplace, les abeilles qui l’entourent ne la suivent pas, mais les abeilles du rayon sur lequel elle arrive, se disposent de la même manière. La reine, en dehors du moment de la ponte, se déplace ainsi continuellement et visite toutes les régions de la ruche.

Nous allons passer en revue tous les traits de sa biologie.

Élevage des reines

Toute colonie d’abeilles normales, possédant du miel, du pollen, du nectar et du couvain de tous les âges, est apte à élever des reines. Il suffit d’enlever la reine existante. Cette découverte, faite par Schirach à Lusace, a été confirmée d’une manière définitive par François Huber de Genève, dès 1780, en Suisse; elle n’a pas été sans soulever une incrédulité générale. Nous n’en donnerons que deux exemples, celui de Ch. Bonnet et celui de Della Rocca. Le premier « avertissait les membres de la Société d’abeilles de Lusace de ne pas soutenir la conversion des vers d’abeilles en reines, au risque de se discréditer complètement aux yeux des vrais naturalistes. » Le second, bon apiculteur, cependant, et remarquable par sa sagacité en de nombreuses circonstances, écrit : « Quant à la métamorphose d’un œuf ou d’un ver, destiné pour une abeille ouvrière en reine parfaite, on peut nier ce fait hardiment, puisque pareille métamorphose est absolument impossible et que tout ce qu’on en rapporte est sans aucun fondement. »

En mai, juin et juillet 1941 à Paris, poursuivant un autre problème, nous avons réalisé l’enlèvement de reines fécondes d’un grand nombre de colonies de force différente. Pour 21 colonies, entre le moment où nous avons enlevé la reine régnante, normalement féconde, et le moment où la colonie possédait une nouvelle reine féconde, il s’est écoulé:

pour 3 colonies
20 jours
pour 3
21 jours
pour 1
24 jours
pour 8
25 jours
pour 3
26 jours
pour 2
28 jours
pour 1
31 jours

La durée minima a été de 20 jours, la moyenne de 25 jours, la plus longue 31 jours. On peut donc considérer cette moyenne de 20 à 25 jours comme un fait bien établi. Pendant ces 25 jours, la colonie sera privée de la ponte normale de la reine enlevée; d’autre part, les œufs pondus par la nouvelle reine ne donneront des abeilles adultes que 21 jours plus tard au minimum. On conçoit sans effort la dépopulation d’une colonie ainsi privée de sa reine en période mellifère, quelquefois relativement courte selon les années. Une visite malhabile d’une ruche au cours de la belle saison ou au début du printemps, visite recommandée par la plupart des traités d’apiculture,:peut compromettre définitivement une récolte de miel si l’apiculteur tue la reine par inadvertance.

Nous verrons plus loin les répercussions causées par la mort ou l’enlèvement de la reine, sur l’activité générale de la ruche.

Dans le cas de l’essaimage naturel, la reine qui part à la tête du premier essaim laisse toujours dans la ruche plusieurs cellules royales dont au moins une reine est prête à éclore depuis plusieurs jours. D’autre part, la vieille reine pond dans toutes les cellules devenues disponibles jusqu’au moment de son départ. Il n’y a donc interruption de la ponte que pendant la courte période nécessaire à la première reine vierge éclose pour se faire féconder et pondre, soit une moyenne de 48 à à 72 heures.

Dans le cas de faux essaimage naturel: abandon de la ruche par la reine accompagnée d’un certain nombre d’abeilles ouvrières, en l’absence de toute cellule royale dans la ruche au moment du départ, nous nous trouvons dans le cas de l’orphelinage précédent avec une perte de temps de 20 à 25 jours au minimum.

 
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*   *
 

Revenons à la colonie dont on a enlevé la reine. On peut suivre la formation des cellules royales et l’éclosion des reines; mais la population très nombreuse à cette époque de l’année est une gêne considérable pour des observations précises; d’autre part, si l’on opère sur des colonies trop faibles, elles seront souvent incapables de mener à bien cette opération. L’expérience dont nous avons donné le résultat plus haut ne peut être renouvelée en raison de la perte considérable qu’elle occasionne toujours sur la récolte du miel, et l’immobilisation d’un très grand nombre d’abeilles. Nous avons donc cherché à résoudre le problème d’une autre manière. En voici la technique.

Nous savons que toute colonie à qui on a enlevé sa reine élève des cellules royales; si nous retirons d’une ruche un seul cadre contenant du couvain de tous les âges avec les abeilles qui le couvrent, et que nous l’isolions dans une ruchette fermée, nous réalisons un « orphelinage réduit » aux abeilles du cadre, sans aucune perturbation pour la colonie souche. Une difficulté se présente: les abeilles ainsi retirées d’une colonie populeuse, capable de maintenir sa température aux environs de 30°C, ne pourront pas maintenir cette température en raison de leur petit nombre ; il faut donc, de toute nécessité, placer cette ruchette dans une étuve. Nous avons réalisé cette expérience un très grand nombre de fois avec des résultats identiques. De plus, cette disposition du cadre unique rend possible une observation continue de toutes les cellules situées à quelques centimètres de la paroi vitrée qui ferme la ruchette. Comme les abeilles seront retenues prisonnières pendant quelques jours, il faut les pourvoir d’une coupelle remplie de miel ou de sirop de sucre qu’on pourra renouveler au fur et à mesure.

En résumé, lorsqu’on place ainsi un cadre entre deux parois vitrées, voici ce que l’on observe :

  1. Pendant une heure, les abeilles sont très agitées. Elles parcourent toutes les parois de la ruchette, se gorgent de miel au passage sur la coupelle et forment des pelotons dans tous les coins.
    Si la ruchette est placée à l’obscurité, dans une étuve, les abeilles ne tardent pas à se calmer et reviennent d’elles-mêmes sur le couvain qu’elles avaient momentanément abandonné;
  2. 18 à 24 heures plus tard, on aperçoit les ébauches de plusieurs cellules royales. Dans chacune d’elles, se trouve un ver reposant sur un lit de bouillie blanchâtre. Beaucoup d’œufs et de jeunes larves disparaissent en règle générale, dévorés par les abeilles ;
  3. Les cellules royales, en forme de cupule (calice de gland), sont augmentées progressivement les jours suivants; leur nombre est très variable; il semble être en rapport d’une manière assez étroite avec celui des abeilles. En général, ce nombre oscille de 5 à 15.
    On remarque très souvent, au cours de cet élevage royal, un certain nombre de cellules royales ébauchées qui sont abandonnées par la suite. L’explication en est très simple : la larve est morte et les abeilles l’ont dévorée;
  4. Au cours des quelques jours de réclusion totale, il ne doit pas y avoir de mortalité chez les abeilles ouvrières adultes;
  5. Dès le 4e jour, mais le plus souvent le 5e jour, les premières cellules royales ébauchées sont operculées. Puisqu’une cellule royale est toujours operculée (comme toutes les cellules du reste), le 8e jour après la ponte de l’œuf, ou le 5e jour du stade larvaire, on peut en conclure que les abeilles ont pris en élevage royal des larves de « un jour » ou des larves qui viennent d’éclore;
  6. Pendant toute la durée du stade nymphal des reines, les abeilles s’occupent toujours activement des cellules royales operculées ;
  7. Exactement 8 jours après l’operculation, les reines sortent dans l’ordre d’operculation des cellules ;
  8. La première reine éclose se jette quelques heures plus tard sur les autres cellules royales et les ouvre à leur base. Immédiatement, les abeilles élargissent l’ouverture et expulsent les nymphes royales après les avoir sucées et vidées de leur contenu.
    Une cellule royale dont la pointe a été découpée, normalement de l’intérieur, par la reine prête à sortir est intacte. Elle prouve la naissance de la reine. Une cellule royale « lacérée » confirme la naissance d’une reine forte et agile;
  9. Lorsque deux reines naissent en même temps, elles se combattent jusqu’à la mort de l’une des deux. Il suffit de se reporter aux magnifiques observations et expériences de François Huber sur ce sujet.

En résumé, le développement d’une reine s’effectue ainsi:

Stade embryonnaire
3 jours
Stade larvaire
5 jours
Operculation
8e jour
Stade pré-nymphal :
Filage du cocon
1 jour
Immobilité
2 jours + 16 heures
Stade nymphal
4 jours + 8 heures
Sortie de la reine vierge
16e jour

Au cours de cet élevage de reines, on peut tenter diverses expériences pour étudier le comportement des abeilles.

EXPÉRIENCE « A ». — Des abeilles sont isolées à Paris le 6 septembre 1941. Le 8, soit 48 heures plus tard, les abeilles ont commencé 7 cellules royales. A ce moment, nous introduisons dans la ruchette une « reine fécondée ». Cette reine est bien accueillie. Le lendemain toutes les cellules royales ont été détruites.

EXPÉRIENCE « B ». — Des abeilles sont isolées à Paris, le 25 septembre 1941. Le 26, soit le lendemain, les abeilles ont ébauché la construction de plusieurs cellules royales. A ce moment, nous introduisons dans la ruchette une « reine vierge ». Le lendemain, toutes les cellules royales ont été détruites.

CONCLUSIONS. — L’introduction d’une reine féconde ou vierge dans une ruchette où les abeilles orphelines ont commencé un élevage de cellules royales, provoque immédiatement la destruction de toutes les cellules royales. L’aversion des reines les unes pour les autres s’étend même aux ébauches des cellules royales. C’est seulement au moment de l’essaimage que cette aversion semble disparaître.

Comportement des reines isolées

PREMIER CAS. — REINE VIERGE. — On peut ouvrir une cellule royale operculée depuis 4 à 5 jours et en retirer la nymphe royale. Celle-ci placée dans des conditions convenables de température et de degré hygrométrique, continue sa métamorphose en dehors de sa cellule. On voit la pigmentation s’accentuer progressivement, les ailes se déplier et la reine prendre sa forme définitive dans le temps normal.

Si l’on dissèque une nymphe royale, on constate la présence d’une quantité énorme de tissus adipeux ou corps gras, pas traces d’ovaires et, dans le tube digestif, une absence complète de grains de pollen. La larve royale reçoit donc, pendant toute la durée de son développement, la bouillie blanchâtre que reçoivent les larves destinées à devenir des abeilles ouvrières seulement pendant les 2 à 3 premiers jours de leur développement.

Une reine qui vient de naître, présente un abdomen qui a l’air gonflé; immédiatement et par ses propres moyens, elle est capable de s’alimenter en léchant le nectar déposé dans les cellules. A ce stade, elle semble être parfaitement indifférente aux abeilles. C’est seulement quelques jours plus tard que les abeilles commencent à l’entourer et à la lécher.

Une reine vierge peut être maintenue en vie plusieurs semaines dans une petite colonie d’abeilles ou même avec quelques ouvrières.

Premier exemple (Ruchette cadre visible n° 8). — Un cadre de couvain est isolé le 22 octobre 1941 avec ses abeilles. La première cellule royale est operculée le 27, soit le 5e jour. La reine en sort le 4 novembre, soit le 12e jour. Elle détruit toutes les autres cellules royales. A partir de ce moment, les abeilles l’entourent et la lèchent continuellement.

La ruchette est mise à la température du laboratoire. Le 25 février 1942, la reine est toujours vivante ; elle est tuée au cours d’une manipulation maladroite.

Résultat : Cette reine vierge a vécu 3 mois et 20 jours sans sortir de sa ruchette et sans avoir pondu un œuf.

Deuxième exemple (Ruchette cadre visible n° 9). — Un cadre de couvain est isolé le 17 janvier 1942 avec ses abeilles et placé dans une étuve à 30°C. Les abeilles de la colonie étaient en pleine hibernation, avec une ponte très réduite de la reine. La première et seule cellule royale operculée l’est le 26, soit 9 jours plus tard; la reine éclôt le 2 février, soit 16 jours après l’orphelinage. La reine a donc été élevée à partir d’un œuf fraîchement pondu. Les abeilles se groupent normalement autour d’elle; à partir du 17 février, la ruchette est laissée à la température ordinaire.

La reine meurt de faim le 25 mars 1942, soit 1 mois et 23 jours après sa naissance, par suite d’un manque de soin.

Ces deux expériences d’élevage de reines en plein hiver à Paris, nous permettent de tirer les conclusions suivantes :

  1. Des abeilles placées dans des conditions convenables de température et de degré hygrométrique peuvent élever des reines sans sortir de leur ruche, en utilisant leurs réserves de miel et de pollen;
  2. Les reines ainsi élevées peuvent vivre plusieurs semaines sans sortir et sans pondre : leur comportement est en tous points comparable aux reines fécondes.

Cet élevage de reines en plein hiver dans la région parisienne n’a pas été réalisé avant nous, à notre connaissance. Il nous paraît intéressant, tout au moins du point de vue théorique; les abeilles suivent les lois habituelles des insectes soumis à une élévation de température, provoquée artificiellement.

DEUXIÈME CAS. — REINE FÉCONDÉE. — Lorsqu’on isole de sa ruche au printemps ou en été, une reine féconde, elle ne tarde pas à mourir en quelques heures. Della Rocca, citant Contardi, écrit à ce sujet: « Malgré la chaleur qu’il/ait pendant l’été dans l’Archipel, je n’ai pu parvenir à conserver une reine séparée des abeilles au delà d’un jour ou deux au plus. Si on avait le moyen de pouvoir les conserver ainsi isolées plusieurs semaines, ce que je ne crois pas, ce serait un grand avantage dans l’économie des abeilles. »

Il est certain qu’une reine isolée dans un tube ne tarde pas à mourir et nous avons fait à maintes reprises cette désagréable constatation. Plus la reine était grosse et belle, plus nous y tenions, en un mot, plus vite elle mourait malgré tous nos soins. Si nous la mettions dans un tube avec du miel, elle ne tardait pas à devenir tout humide et à s’engluer, et si nous l’isolions sans un liquide sucré, elle se desséchait. Mais enfin, à force d’isoler des reines et de les voir périr, nous avons fait une observation nouvelle qui avait échappé à nos devanciers [Voici la seule mention que nous ayons trouvée sur ce sujet dans le Traité-Pratique sur l’éducation des abeilles de Stanislas BEAUNIER paru à Vendôme en 1806. « La présence de la reine, et peut-être quelqu’odeur émanée de son corps excitent les ouvrières à entreprendre les travaux que la cire nécessite. Si l’on enferme une reine-abeille dans du papier, elle exhale, lorsqu’on la développe, une odeur assez forte et qui doit être beaucoup plus sensible pour les abeilles. » (p. 304).], faute de matériel et peut-être de persévérance. La voici: une reine féconde isolée d’une colonie populeuse émet, aux jointures des anneaux abdominaux, un suintement, et projette par l’anus un liquide légèrement graisseux. Si l’on prend la précaution de placer dans le tube qui renferme la reine un petit morceau de papier buvard, on constate sur ce papier la présence de taches graisseuses. Cette émission de liquide est, jusqu’ici, toujours passée inaperçue, faute d’un artifice, « le papier buvard ». Dans le cas d’une reine isolée dans un tube de verre, le liquide qu’elle émet n’étant pas absorbé par cette substance, ne tarde pas à humecter les ailes de la reine et à boucher ses stigmates respiratoires.

Le papier buvard, imbibé de ce liquide même séché, a une action très particulière sur les abeilles ouvrières. En effet, si l’on présente à des abeilles un morceau de buvard ainsi taché, on peut les voir s’agiter, battre immédiatement le rappel, se précipiter sur le papier et même pénétrer dans le tube: toutes réactions qu’elles présentent toujours au contact d’une reine-abeille féconde. Ce « suintement royal » serait en quelque sorte la cause matérielle, la raison même de la cour d’honneur des abeilles autour de la reine. Il existe chez toutes les reines, mais de beaucoup plus important chez les femelles fécondées en pleine période de ponte.

Il arrive souvent qu’un essaim, qui est suspendu à une branche, tende à y revenir, même si on lui enlève sa reine. Toujours au point où l’essaim s’est posé, un certain nombre d’abeilles y reviennent sans cesse pendant plusieurs heures. Les abeilles doivent sentir et déceler le liquide opalescent que la reine a émis au moment où elle s’est posée. Le pouvoir attractif de cette substance peut durer plusieurs jours, et il arrive très souvent que, dans les jours suivants, un nouvel essaim vienne s’y poser.

Le suintement de la reine et l’émission d’un liquide graisseux par l’anus sont probablement en rapport avec son métabolisme particulier. Ce liquide constitue les matières fécales de l’insecte. Comme la reine ne sort jamais de la ruche (sauf en deux occasions), et qu’elle ne peut accumuler indéfiniment ses excréments dans son ampoule rectale, ceux-ci constitueraient une espèce de liquide nourricier très recherché par les abeilles ouvrières. Il existe, dans les colonies de termites, une utilisation aussi particulière des excréments, et le cas de la reine-abeille ne serait pas un cas unique.

La reine apparaît donc, non seulement comme la femelle féconde, mais l’individu qui possède des fonctions digestives complètes atrophiées par contre dans la caste des ouvrières. Comment a pu se constituer cette dissociation de fonctions ? C’est ce que nous ne sommes pas en état de comprendre actuellement. Par quel mécanisme sélectif l’ancêtre de l’abeille vivant en solitaire est-il parvenu à la vie collective? C’est aussi ce que nous ne pouvons encore concevoir. Certes, on peut trouver chez les différentes espèces d’Hyménoptères des séries qui se compliquent ou semblent se compliquer à nos yeux [On a essayé de constituer une graduation selon le plus ou moins de perfection géométrique de la forme hexagonale des cellules. C’est là une vue toute anthropomorphique.], mais nous ne pouvons pas concevoir une colonie d’abeilles sans tous ses caractères actuels.

Quoiqu’il en soit, revenons à la reine-abeille. Il est certain que cet individu actuellement, ne peut pas vivre totalement isolé des individus à ovaires atrophiés. Le maintien en vie d’une reine isolée est donc impossible. Dans la pratique, les apiculteurs ont résolu le problème en joignant aux reines isolées quelques abeilles dites « nourrices ou compagnes ». La conservation des reines pendant quelques jours est un fait courant puisque les éleveurs de reines peuvent les expédier à de grandes distances. Nous avons cherché à conserver une reine avec le minimum d’abeilles, le plus longtemps possible, et nous sommes arrivés à une survie de 2 mois et demi. Voici le détail de l’expédience :

Le 5 janvier 1942, M. Bonnereau, un de nos amis apiculteurs, au cours d’une visite, découvre dans une de ses colonies, une ruche très faible ; il nous apporte la reine et 25 abeilles survivantes. La reine est placée dans une micro-ruche et les abeilles épuisées sont remplacées par des abeilles nouvelles. Le 15 mars, il ne reste que 3 abeilles vivantes, le 19 mars, la reine meurt la dernière, faute de compagnes. Il est probable qu’avec des soins plus attentifs, nous serions arrivés à une survie plus longue. C’est la première fois, à notre connaissance qu’une reine ait pu survivre si longtemps avec si peu d’abeilles.

En Tunisie, où les hivers sont très doux, nous avons trouvé, chez des apiculteurs-amateurs des colonies réduites à une reine et à une poignée d’abeilles survivant misérablement depuis plusieurs semaines. Ces observations, faites dans des conditions naturelles, viennent confirmer les résultats de nos expériences effectuées sous le climat parisien, en plein hiver, avec le secours d’une étuve.

Le vol nuptial.

La découverte du « vol nuptial » de la reine-abeille par François Huber, est certainement l’une des plus belles découvertes sur la vie des abeilles, réalisées au cours de tous les temps. La raison profonde de ce vol nuptial, en dehors même de la ruche, avait paru inexplicable à ce savant. Avec les données actuelles de la biologie expérimentale et les notions de la sélection transformiste, ce vol paraît mieux s’expliquer à nos yeux, et même d’une manière relativement satisfaisante.

Le vol de fécondation en dehors de la ruche pose en effet deux conditions essentielles :

  1. La conservation de la faculté du vol chez la reine, destinée par la suite à rester dans la ruche jusqu’à l’essaimage;
  2. La conservation de la même faculté du vol chez les mâles.

Toute reine inapte au vol ne donnera pas de descendance; de même pour le mâle. Cette faculté, essentielle pour l’espèce abeille, se maintient donc par une sélection naturelle et rigoureuse des reproducteurs.

D’autre part, la conservation de la faculté du vol de la reine permettra d’assurer par la suite une dispersion essentielle pour le maintien de l’espèce, lors de l’essaimage. Nous retrouvons d’ailleurs cette même faculté du vol chez les termites et les fourmis, conservée chez les reproducteurs, bien qu’elle ait complètement disparu chez les individus castrés qui sont devenus aptères.

Quelles que soient les raisons profondes du vol nuptial, raisons qui nous apparaissent logiques et s’accordent parfaitement aux conceptions biologiques les plus modernes, le vol nuptial existe et nous allons en entreprendre une description détaillée.

Le vol nuptial est en relation étroite avec la maturité sexuelle des organes reproducteurs de la reine-abeille. Il convient donc de diviser la vie de celle-ci en trois périodes distinctes :

  1. De la sortie de la cellule à la maturité sexuelle;
  2. Du vol nuptial proprement dit;
  3. De la période qui s’étend de la fécondation à la mort.

1o REINE IMMATURE. — Une reine qui sort de sa cellule royale, dans « le cas de l’orphelinage », n’est pas encore l’insecte parfait. Son abdomen est gonflé, comme nous l’avons déjà noté; ses téguments sont encore mous; ils ne prendront toute leur consistance qu’un peu plus tard. Si l’on dissèque une telle reine, on constate la présence d’une masse énorme de cellules de tissus adipeux, au milieu de laquelle sont noyés les ovaires à peine développés. La reine se déplace dans la ruche au milieu des abeilles ouvrières qui sont parfaitement indifférentes à son égard. Elle se dirige d’elle-même vers les cellules contenant du nectar et du miel et s’en gorge à plusieurs reprises. Pendant ces quelques heures, la reine ne présente pas de suintement et n’émet aucun liquide par l’anus. Il est donc normal qu’elle n’ait aucun intérêt pour les abeilles.

Nous venons de préciser dans le cas d’un orphelinage ; en effet, au moment de « l’essaimage naturel », les abeilles retiennent prisonnières les reines dans leurs cellules et les alimentent par un petit orifice des bords de la cellule royale. Cette captivité peut se prolonger plusieurs jours et la reine qui sortira sera, en fait, une reine plus âgée que celle que nous venons de considérer. Alors que notre première reine est incapable de voler, celles qui sont ainsi retenues prisonnières peuvent le faire immédiatement. C’est ce que nous avons observé plusieurs fois en Tunisie au moment de l’essaimage. En quelques minutes, après un tumulte considérable au sein de la colonie, on peut voir sortir et s’échapper des dizaines de reines vierges. Nous en avons compté une fois plus de 50. Du reste, en dehors de quelques cas très rares d’essaims primaires (avec la vieille reine), nous avons toujours trouvé dans ce pays un très grand nombre de reines vierges dans tous les essaims que nous avons recueillis. Nous reviendrons sur ce point dans un autre chapitre.

2o MATURITÉ SEXUELLE DE LA REINE. — Les ovaires se développent peu à peu et, dans les dissections ultérieures, on aperçoit alors les premiers ovules bien constitués. Cette maturité sexuelle est en relation directe avec la température et la quantité de nourriture absorbée ; elle est comprise entre deux limites: une inférieure de 5 jours et une supérieure de 25 à 30 jours.

Pendant que se forment, peu à peu, ses organes reproducteurs, la reine-abeille devient l’objet de la sollicitude des abeilles ouvrières, en même temps qu’elle acquiert une aversion très marquée pour les autres reines. Dans le cas de l’orphelinage, elle se précipite sur les cellules royales en commençant par celle qui est la plus mûre : celle qui contient une reine prête à éclore, et la lacère avec une rage non contenue. L’avantage que lui confère une avance de quelques heures donne à la première reine éclose les moyens de détruire toutes ses rivales, à moins qu’une malformation quelconque, soit dans ses organes externes, soit dans ses organes internes, la rende incapable de se battre victorieusement et par conséquent d’assurer une descendance.

Il semble que la nature ait disposé, dès la naissance des reines, une lutte pour la vie d’une férocité extraordinaire. La sélection des reproducteurs ne commence pas en plein air et ne serait pas uniquement réservée aux mâles, comme l’imagine Maeterlinck, elle se fait dans l’intérieur même de la ruche. Si un mâle sur plusieurs centaines a chance de s’accoupler, une seule reine aussi survit à toutes ses rivales.

A l’approche de la maturité sexuelle, la reine vierge commence à s’agiter; elle présente un « phototropisme positif », qui est directement lié à une certaine élévation de la température. Le même réflexe se retrouve chez les mâles mûrs. Il se trouve alors que la rencontre des deux reproducteurs coïncide dans le temps et dans l’espace.

3o VOL NUPTIAL. — Bien que la description du « vol nuptial » de François Huber soit définitive, il nous a paru utile d’en donner une nouvelle d’après nos propres observations. Le vol nuptial, découvert après des siècles d’observation sur les abeilles, n’est pas tellement facile à voir et nous sommes bien sûrs que la très grande majorité des apiculteurs même professionnels, ne l’ont jamais vu.

La reine sexuellement mûre, mue par un phototropisme positif, s’agite et se promène dans tous les recoins de la ruche à la recherche de la sortie. Avec la ruche François Huber réduite à un cadre, les parois vitrées gênent la reine. Il faut donc, à ce moment, obturer les vitres par des panneaux de bois ou de carton. Le seul point lumineux à l’intérieur de la ruche étant celui du trou d’entrée, la reine ne tarde pas à le trouver et on la voit sortir de la ruche. Immédiatement, elle s’immobilise et commence une toilette très soignée. Elle lisse ses pattes postérieures les unes contre les autres, les fait passer alternativement par-dessus ses ailes; avec ses pattes antérieures, elle nettoie ses antennes, comme nous le voyons faire couramment par les mouches domestiques. Ces différentes manœuvres durent environ une dizaine de minutes. Les abeilles qui entrent et qui sortent de la ruche, ne prêtent aucune attention à leur future souveraine. Parfois, après cette toilette, la reine rentre dans la ruche ou sollicite des abeilles qui passent à sa portée une bolée de nourriture de la bouche à la bouche. Les abeilles se prêtent avec la meilleure volonté à ces sollicitations. La reine se place, en effet, devant une ouvrière, face à face, et, avec ses antennes, frotte celles de la partenaire; à un moment donné, l’abeille, après avoir replié sa langue, ouvre la bouche et la reine vient y puiser directement. Nous appellerons ces manœuvres « faire le plein d’essence ». Si la reine ne se sent plus disposée, elle ne ressort pas de la ruche ou y entre définitivement. L’observation du vol de fécondation est donc remise au lendemain. On imagine le nombre d’heures que représente la simple observation des préliminaires de ce vol nuptial.

« Le premier vol » de la reine vierge est toujours précédé de ce que nous venons de décrire. Le nettoyage des ailes est une précaution qui tombe sous nos sens, celui des antennes est plus difficile à interpréter. Il semble que la reine veuille donner à ses antennes le maximum de netteté, comme un myope essuie ses lunettes. Quoiqu’il en soit, elle s’envole enfin. Ce premier vol est très particulier; la reine ne s’élève qu’à une très faible distance de la ruche, elle vole en se retournant et en regardant constamment le trou de sortie. C’est « le vol de repérage », que beaucoup d’auteurs ont décrit et observé chez les ouvrières et les mâles. La durée de ce premier vol, qui consiste en cercles concentriques à rayons de plus en plus grands, dure une dizaine de minutes. Au cours de ce vol, la reine n’émet aucun son, ses pattes postérieures sont dans le prolongement du corps, pendant un peu comme celles des guêpes. Ce premier vol est en quelque sorte « un vol d’essai »).

La reine revient alors à sa ruche et peut y demeurer jusqu’au lendemain ou au surlendemain. La patience de l’observateur est mise de nouveau à une rude épreuve.

Les préliminaires du vol suivant sont absolument identiques: toilette générale, absorption de nectar. Enfin, la reine s’envole de nouveau. Son repérage est beaucoup plus rapide; son comportement se modifie: elle vole en émettant un son aigu, plus aigu que celui des mâles, et en laissant pendre complètement ses pattes postérieures. Elle n’est pas comparable, à ce moment, ni à une mouche, ni à une abeille, mais vraiment à une guêpe. L’abdomen se détache bien du thorax et présente à l’observateur une forme triangulaire caractéristique.

Après avoir effectué quelques cercles autour de la ruche, la reine s’envole d’un seul coup hors de la vue de l’observateur à une grande hauteur. Ce qu’elle fait, nous n’en savons encore rien; nous n’avons pas réalisé, à ce sujet, le moindre progrès depuis François Huber. L’absence de la reine est de 25 à 30 minutes. Ce temps correspond : à la recherche du mâle, au vol nuptial proprement dit, et au retour à la ruche.

D’après la disposition anatomique des organes copulateurs du mâle et la flexibilité des derniers anneaux de l’abdomen de la femelle, Il est fort probable que la reine se pose sur le dos du mâle, ses pattes postérieures encadrant l’abdomen de ce dernier, donnant un point d’appui d’une grande stabilité. Il est curieux que nous soyons encore aux simples conjectures sur le mode de copulation de l’un des insectes les plus utiles et les mieux étudiés depuis des siècles.

Quoiqu’il en soit, la reine, après son absence de 25 à 30 minutes, revient à la ruche natale, portant des signes indéniables de son vol de fécondation: le corps lenticulaire du mâle dans le vagin entr’ouvert. Elle se pose près de l’entrée. Alors qu’elle était très agitée au moment de son départ, elle est d’un calme extraordinaire, présentant une démarche que l’on pourrait qualifier de « grave », de « royale ». Les abeilles l’entourent et cherchent à lui enlever les restes de l’organe copulateur du mâle. La reine se dégage souvent elle-même, en ramenant ses pattes postérieures sous ses derniers anneaux abdominaux. Cette opération peut se faire en dehors ou à l’intérieur de la ruche. Le corps lenticulaire tombe, et, quelques instants plus tard, la première abeille qui le découvre, le saisit entre ses mandibules et va le jeter au dehors de la ruche, comme elle le ferait pour tous les corps étrangers qui se trouvent dans la ruche ou dans ses alentours immédiats.

La ponte des premiers œufs commence 46 à 48 heures plus tard.

Étude de la spermathèque

La spermathèque est une petite poche de forme sphérique qui se trouve dans la cavité générale de l’abdomen de la reine à la partie médiane, au-dessus de la cavité vaginale. Elle est constituée par un réseau de fibres musculaires, et surtout une quantité considérable de trachées qui s’anastomosent et se ramifient à l’infini. Les besoins en oxygène des spermatozoïdes seraient énormes; ils vivent là pendant des mois, conservant toute leur vitalité et leur pouvoir fécondant. Toutes les reines fécondées que nous avons disséquées avaient une spermathèque bourrée de spermatozoïdes, vivants et mobiles. Leur nombre est tel qu’on ne peut pas croire que la reine puisse en manquer, on peut l’évaluer à près de 200 millions.

Les reines qui ne pondent pas, n’ont jamais de spermatozoïdes dans leur spermathèque. Il y aurait lieu de reprendre l’étude de ces reines observées par François Huber, qui retardées dans leur fécondation ne pondraient que des œufs parthénogénétiques, en suivant avec précision le contenu de la spermathèque. Nous n’avons jamais pu avoir entre les mains de telles reines.

Mécanisme de la ponte

Avec le dispositif de la ruche François Huber, réduit à un cadre, il est très facile d’observer la reine en train de pondre. La reine entourée de sa cour d’honneur, arrive sur un rayon. Elle commence par plonger sa tête dans une cellule et, après l’avoir, semble-t-il examinée consciencieusement, elle se retourne, introduit les derniers anneaux de son abdomen et dépose un œuf. En plusieurs occasions, nous avons eu la bonne fortune de suivre de très près cette ponte d’un œuf, et nous avons vu le rôle de l’aiguillon courbe, comparable à celui d’un oviscapte. Cet aiguillon, extrêmement mobile, palpe les pourtours de la cellule et vient buter sur l’arête qui forme le fond de la cellule. Le contact de cette arête déclenche la ponte d’un œuf. Celui-ci est guidé par l’aiguillon comme dans une gouttière. La ponte se fait très régulièrement et d’une manière circulaire; les premiers œufs étant disposés au centre, les suivants sur la périphérie. Lorsqu’on isole un cadre de couvain dont les jeunes abeilles vont éclore, on les voit naître les unes après les autres dans l’ordre même de leur ponte respective.

Un certain nombre de conditions physiques sont nécessaires pour déterminer la reine à la ponte: un certain degré hygrométrique des parois de la cire des cellules, et une certaine température. Ces conditions se trouvant réalisées des deux côtés d’un même gâteau, il est normal que la ponte soit rigoureusement symétrique.

Une reine normale et normalement constituée pond d’une manière parfaitement régulière : elle ne passe pas une seule cellule et ne dépose jamais deux œufs dans la même cellule.

Dans la même journée, une reine, au moment de la grande ponte, dépose alternativement une série d’œufs fécondés donnant naissance à des abeilles ouvrières, et des œufs parthénogénétiques donnant des mâles.

La démonstration de cette affirmation est aisée et d’une rigueur absolue; il suffit à un moment donné d’enlever tout le couvain d’une colonie et de le laisser éclore dans une étuve, en comptant tous les jours le nombre des abeilles et des mâles que l’on enlève au fur et à mesure. Voici le détail d’une expérience prise parmi de nombreuses autres à peu près identiques, faites à Tunis.

Une colonie d’environ 30.000 abeilles est mise en essaim le 8 avril 1943. Elle est très active et en plein travail depuis plus d’un mois.

Date Nombre d’ouvrières écloses Nombre de mâles éclos
9 avril53440
10 avril66710
11 avril36055
12 avril52840
13 avril78450
14 avril92882
15 avril1.10797
16 avril65045
17 avril82560
18 et 19 avril1.18440
20 avril28013
21 avril60028
22 avril56525
23 avril60825
24 avril11218
25 et 26 avril722
TOTAL9.739650

Comme les mâles naissent le 24e jour après la ponte de l’œuf, et les ouvrières le 20e jour, il y a un décalage de 4 jours. Ainsi, les 50 mâles éclos le 13 avril, sont issus d’œufs qui ont été pondus en même temps que ceux qui ont donné les 534 abeilles écloses le 9 avril. La ponte de cette reine a donc été constamment double pendant cette période de l’année: œufs fécondés, œufs parthénogénétiques.

Renouvellement naturel de la reine

Dans les conditions naturelles, c’est-à-dire en dehors de leur exploitation par l’homme, une colonie d’abeilles essaime tous les ans. Le premier essaim que jette la ruche est toujours conduit par la reine féconde; les essaims secondaires sont conduits par plusieurs reines vierges. Lorsque la colonie s’est réduite dans de très fortes proportions, l’une des reines vierges restant dans la ruche tue ses rivales, et prend le commandement des abeilles jusqu’au printemps suivant. Il se trouve donc que, dans les conditions naturelles, toute colonie d’abeilles saines et normalement constituées a toujours une reine âgée de moins d’un an. La pratique qui consiste à renouveler la reine tous les ans, est donc excellente en elle-même, se rapprochant des conditions naturelles.

L’essaim conduit par la reine féconde s’installe, et les abeilles sécrètent de petites cellules de cire, dans lesquelles la reine pond immédiatement. Après la construction de petites cellules, les abeilles construisent des cellules de mâles et des cellules royales. Si la saison est particulièrement favorable, cet essaim donnera à son tour un nouvel essaim et même plusieurs essaims Mais il arrive le plus souvent que l’essaim livré à lui-même dans les conditions naturelles ne trouve pas un abri convenable et, après avoir végété quelque temps, disparaisse dès les premiers froids avec la mort de la vieille reine.

Souvent, la vieille reine conduisant l’essaim primaire se trouve incapable de voler et se perd en tombant au sol. Les abeilles retournent alors elles-mêmes à la ruche natale, si la disparition est immédiate. Passé un délai de 24 à 48 heures, les abeilles se dispersent et vont mourir isolément, chassées de toutes les colonies, même de leur ruche natale. CHANT DES REINES

En France, il est assez difficile d’entendre « le chant des reines » ; par contre, en Tunisie, nous avons eu l’occasion de l’entendre dans presque toutes nos ruches. Une description détaillée de ce phénomène biologique rendra certainement service à tous les apiculteurs. A l’époque qui précède l’essaimage, au moment où les abeilles ont construit de très nombreuses cellules royales — 250 comme nous avons pu en compter dans une seule colonie — le chant des reines devient perceptible toute la journée. Il suffit de se mettre près d’une ruche et d’y accoler son oreille. De chaque cellule royale s’élève une sorte de piaulement, de crissement; l’intensité du son est variable avec l’âge de la reine qui est encore enfermée dans sa cellule, et sa distance par rapport aux parois extérieurs de la ruche. Ce chant des reines dure de 10 à 15 jours. Il cesse à l’éclosion des dernières reines. Ces piaulements sont réguliers, séparés par des silences égaux; ils semblent se répondre les uns aux autres.

D’après François Huber le chant des reines ne s’entendrait jamais lorsque l’on orpheline une colonie, la première reine éclose se jetant et détruisant immédiatement toutes les autres cellules royales. Il n’en est pas de même en Tunisie où nous avons toujours pu l’entendre, dans tous les cas d’élevage royal, qu’il soit naturel ou artificiel.

En plaçant des reines dans de petits tubes cylindriques de 1 cm de diamètre sur 5 cm de longueur, en grillage métallique, nous les avons entendues chanter. Nous n’avons pu élucider le mécanisme de cette production de sons.

Combats des reines

La description de ces combats de reines, découverts par François Huber, est si précise, que nous prions le lecteur de s’y reporter. Pour notre part, nous avons étudié le comportement des reines dans d’autres circonstances qui ont l’avantage d’être naturelles. Voici quelques-unes de nos observations.

Au moment de l’essaimage en Tunisie, tout essaim naturel que l’on peut avoir l’occasion de capturer, renferme toujours un très grand nombre de reines; quelques heures après l’installation de ces essaims, on peut déjà trouver quelques reines plus ou moins paralysées gisant dans le fond de la ruche. Les abeilles expulsent les cadavres au fur et à mesure. Le lendemain, on trouvera encore un grand nombre de reines mourantes ou mortes. Des combats d’une férocité extraordinaire se livrent entre toutes les reines vierges, au milieu même des abeilles, absolument indifférentes. La survivante, qui est probablement la plus robuste, la plus agile et celle qui sécrète le venin le plus toxique, sort alors pour son vol nuptial, et la colonie se met au travail dans le plus grand calme.

Le langage de la reine

Nous verrons, dans le chapitre consacré à la physiologie des abeilles ouvrières, les communications que les individus de cette caste peuvent se faire les uns aux autres: « danse en rond », « danse en huit », de von Frisch. La reine est-elle douée de langage ? Peut-elle transmettre des ordres et comprendre les communications des abeilles ? Tel est le problème que nous nous proposons d’aborder maintenant.

Il est indéniable que la reine-abeille est capable de comprendre le langage des abeilles ouvrières. Ainsi, lorsqu’un essaim sorti d’une ruche est suspendu à une branche d’arbre, en position d’attente, la reine est capable de comprendre le message de l’abeille qui a découvert un gîte. Cette dernière, par une série de mouvements et de danses plus ou moins fébriles, déclenche une agitation croissante des abeilles qui l’entourent; cette agitation s’étend en ondes circulaires. La reine s’agite à son tour et porte l’agitation au maximum, puis, tout d’un coup, l’essaim entier s’envole et se dirige vers le gîte découvert.

Dans une autre occasion, nous avons vu une reine provoquer le départ de toutes les abeilles en quelques secondes. Voici les faits: le 8 octobre 1941, dans les jardins de l’institut Pasteur de Paris, nous visitions les cadres d’une ruchette contenant 4 rayons ayant chacun la surface d’une paume de main. La population est de quelques milliers d’abeilles, la reine est jeune et fécondée depuis une dizaine de jours. La visite des cadres se faisait sans fumée. Nous examinions le couvain à tous les stades, lorsque, tout d’un coup, sans que rien ne nous avertisse, la reine se met à s’agiter furieusement sur le cadre qui la porte, et toutes les abeilles, semblant obéir à un ordre impératif, s’envolent d’un seul mouvement avec la reine. Un véritable essaim tournoie dans l’air à une quinzaine de mètres de hauteur. Nous suivions les évolutions des abeilles, lorsque celles-ci fixent leur vol autour d’un point précis; nous avons la chance d’apercevoir la reine prise dans les mailles d’une toile d’araignée tendue entre les branches maîtresses d’un marronnier. Nous parvenons à la saisir, elle est complètement emmaillotée par les fils de soie de l’araignée. Ainsi immobilisée et réduite à l’impuissance, elle a été mordue par l’araignée et se trouve mortellement paralysée. C’est en essayant de la dégager que nous recevons un coup d’aiguillon qui ne nous était pas destiné. La piqûre est très douloureuse, c’est la première et la dernière fois que nous aurons été piqué par une reine.

Cette observation nous montre d’une manière précise et nette que la reine est capable de donner des ordres et d’être comprise par les abeilles. Le mot « ordre » est peut-être trop anthropomorphique. Ne s’agirait-il pas en réalité de la transmission d’un état fébrile, d’une panique provoquée par notre intervention brutale sans emploi de fumée? Quoiqu’il en soit, la reine est douée de la faculté de se faire comprendre des ouvrières et de les comprendre elles-mêmes.

Technique pour la conservation des reines vivantes

Nous avons vu qu’il était très difficile de conserver des reines vivantes plus de quelques heures en dehors de la ruche; avec quelques abeilles, on y parvient, mais pour un temps relativement court. C’est la technique qu’emploient les éleveurs de reines pour leurs expéditions.

Pour procéder à certaines expériences, il peut être utile d’avoir à sa disposition un certain nombre de reines vivantes immédiatement sans avoir à les fabriquer. Voici un procédé que nous avons mis au point et qui sera susceptible de rendre service.

DÉCOUVERTE DU PROCÉDÉ. — En Tunisie, nous avons observé de très nombreuses fois des reines retenues prisonnières par les abeilles dans leur cellule royale. Cette captivité peut se prolonger plusieurs jours, sans qu’elle paraisse affecter l’état de santé des reines. A mesure que les reines découpent la pointe de leur cellule avec leurs mandibules, les abeilles ressoudent le pourtour de l’opercule avec de la cire fraîche; elles ménagent toutefois une petite ouverture de quelques millimètres par laquelle la reine peut passer sa langue et se faire nourrir.

Lorsque la reine est devenue robuste, une dizaine de jours après sa complète transformation en imago, au moment le plus chaud du jour, alors que la cire se ramollit un peu, elle s’arc-boute et détache brusquement l’opercule, se libérant elle-même.

UTILISATION D’UN TUBE DE VERRE. — A la suite de cette observation, nous avons imaginé après avoir libéré nous-même les reines vierges de les enfermer de nouveau dans un petit tube de verre fermé par un bouchon. Le fond du tube est percé au chalumeau d’un petit orifice pour le passage de la langue de la reine. Voici les dimensions du tube: longueur, 3,5 cm ; diamètre, 1 cm. Le tube est fixé à l’intérieur de la ruche dans une position verticale de telle manière que la reine ait la tête tournée vers le bas (position naturelle des cellules royales).

Ce procédé réussit parfaitement bien. On peut conserver plusieurs dizaines de reines dans un espace très petit. Le temps de conservation est limité par le fait que la reine émet ses déjections et s’englue.

PROCÉDÉ DU TUBE GRILLAGÉ. — Pour parer à cet inconvénient des déjections, nous avons remplacé le tube de verre par un tube grillagé de même dimension, fermé aux deux extrémités par des bouchons. La reine peut s’alimenter à travers les mailles du grillage et elle peut être constamment léchée par les abeilles qui la nettoient.

Le petit tube peut être attaché par un fil de laiton et plongé dans la partie centrale de la ruche entre deux gâteaux de cire.

PETITE CAGE CUBIQUE. — Au moment du vol nuptial et pour permettre à la reine de déployer ses ailes, il est bon alors de la transférer dans une petite cage cubique dont les dimensions sont les suivantes: 3 cm de côté sur 2 cm de profondeur. Une face de la cage est fermée par un petit carré de verre (lamelle de microscope) fixé par de la propolis, l’autre est munie d’un grillage cloué à demeure.

Pour enfermer la reine ou la libérer, il suffit de décoller la petite plaque de verre.

PRÉPARATION PSYCHOLOGIQUE DES ABEILLES. — En général, les abeilles qui possèdent une reine ne s’occupent pas des reines surnuméraires. Au début de nos recherches nous procédions à un double orphelinage : enlèvement de la reine, destruction des cellules royales. Par la suite nous sommes arrivé au même résultat en utilisant des colonies faibles (quelques milliers d’abeilles) en les nourrissant abondamment de miel ou de sirop de sucre. Dans ces conditions il devenait même inutile d’éliminer la reine libre régnant normalement dans la colonie. Bien entendu au moment du vol nuptial, il faut enlever cette reine pour éviter les combats toujours mortels.


publié en français
par Payot, Paris, 1951.
épuisé.
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par le Docteur Maurice MATHIS
de l’Institut Pasteur de Tunis